En ostéopathie comme dans de nombreux autres domaines, nos pratiques s’appuient sur des modèles théoriques. Ces derniers, développés au fil du temps par des figures de proue de notre profession, ont enrichi nos approches.
Cependant, à mesure que la méthode scientifique progresse, nous découvrons que certains de ces modèles perdent de leur crédibilité et peuvent être remis en question.
Nous allons dans cet article explorer certains d’entres eux qui continuent de susciter des débats. Pour cela nous présenterons les principes de base de chaque modèle, puis les dérives et excès potentiels, et enfin une perspective plus nuancée et réfléchie.
L’ostéopathie cranio-sacrée :
Le modèle :
S’inspirant des écrits d’Emmanuel Swedenborg, scientifique du 18ème siècle, William Garner Sutherland théorise l’approche crânienne en ostéopathie.
Initialement, il adopte une approche très mécaniste, utilisant les termes de Swedenborg concernant la mobilité du système nerveux central et du liquide cérébro-spinal, l’expansion des ventricules et le rôle de la dure-mère comme membrane de tension réciproque.
En enrichissant ce modèle par la manualité et ses réflexions, il rédige « The Cranial Bowl », peu apprécié à l’époque, pour démontrer l’intérêt de toucher la tête dans la prise en charge ostéopathique. Il mentionne cinq composants à ce qu’il appelle le « Mouvement Respiratoire Primaire » (MRP) : la mobilité des os du crâne, la fluctuation du liquide cérébro-spinal, l’action des membranes de tension réciproque (les méninges), le mouvement inhérent au système nerveux central, et le mouvement du sacrum entre les iliaques.
Notons que la littérature n’a à ce jour pas réussi à mettre en évidence l’existence de ce MRP.
Au fil du temps, Sutherland évolue d’une description mécaniste vers des termes plus philosophiques et métaphysique comme la « marée », qualifiant le MRP de « santé en mouvement ».
Il n’y a pas aujourd’hui de définition consensuelle du MRP, même s’il est actuellement associé soit à la vasomotion soit à des concepts plus philosophiques, il n’est donc pas spécifique au modèle crânien.
Les nuances :
Mobilité relative des os du crâne (1-2):
Le crâne, composé de plusieurs os non soudés à la naissance, permet la croissance du cerveau de l’enfant ainsi qu’une meilleure absorption des forces externes.
L’ossification des sutures de la base du crâne est classifiée en cinq grades :
- Au grade 1, il y a une nette séparation avec une distinction claire des bords libres
- Au grade 2, la séparation entre les sutures est encore nette sur une grande partie, mais avec des zones moins distinctes et une ossification possible à certains endroits.
- Au grade 3, les ossifications deviennent plus nettes, et l’on peut clairement observer des zones ossifiées.
- Au grade 4, l’ossification est complète, mais des vestiges de sutures sont encore visibles.
- Au grade 5, l’ossification est totale avec une absence complète de vestiges suturaux.
La SSB atteint le stade 5 chez 95% des personnes dès l’âge de 16 ans, ce
qui rend peu adapté de baser un modèle sur la mobilisation de cette zone.
Les sutures de la voûte, décrites en sept grades (0 à 6), commencent leur ossification de l’intérieur vers la surface du crâne.
Dès le grade 2, où l’ossification devient plus apparente (entre 10 à 30%), la mobilité des sutures diminue, remettant en question l’application du modèle de Sutherland, surtout chez les adultes et les personnes âgées pour lesquels l’ossification progresse jusqu’au grade 6, signifiant une perte totale de mobilité crânienne.
Il y a une variabilité significative dans l’ossification de la voûte. Dans certains cas, il n’y a même pas de corrélation entre l’âge et l’ossification, notamment pour la suture sagittale. Pour d’autres, on a observé que la suture lambdoïde persistait au stade 0 sur un crâne de 80 ans, ou au stade 1 sur un crâne de 50 ans.
Affirmer que toutes les sutures s’ossifient chez l’adulte serait donc incorrect. Cette absence de linéarité soulève cependant des questions quant à la généralisation d’une mobilité entre les os du crâne pour tous les patients.
Il existe une mobilité possible, mais n’ayant pas les moyens de vérifier l’ossification des sutures en cabinet, pourquoi baser uniquement son modèle sur quelque chose de potentiellement absent chez le patient ?
Parlons plutôt d’une capacité de déformabilité :
Le crâne se déforme lors de la mastication et lorsqu’une force est exercée dessus. Cela permet d’absorber ces forces, de ne pas casser, et de protéger le système nerveux central. Une raideur élevée est liée à une capacité de déformabilité réduite (davantage de force serait nécessaire pour obtenir la même déformation).
Nous pourrions donc théoriquement travailler sur cette raideur pour améliorer la capacité de déformabilité de cette structure.
Je vous recommande la formation de Marco Gabutti avec Kookie Learning sur le sujet pour approfondir le sujet tant d’un point de vue théorique que pratique.
Une influence neurovasculaire (3) :
Le toucher stimulerait diverses voies neurophysiologiques via des récepteurs exocraniens. Cette stimulation jouerait un rôle dans la gestion des syndrômes algiques et dysfonctionnels cranio-faciaux, notamment par l’activation des voies trigémino-vasculaires. En outre, ces interactions sont susceptibles d’influencer le système glymphatique, un réseau crucial dans le drainage du liquide céphalo rachidien et des déchets métaboliques du cerveau.
Mouvement du sacrum entre les iliaques :
Le mouvement du sacrum existe, il est appelé nutation et contre-nutation. Il n’existe cependant pas de production démontrant un lien entre les mouvements perçus au niveau du sacrum et ceux perçus au niveau du crâne. Est-ce pertinent de continuer d’utiliser ce lien lors des explications de nos modèles ?
L’ostéopathie EBM :
Le modèle :
Proposé par David Sackett, l’idée est d’utiliser les données de la science afin de les intégrer à notre prise en charge et proposer ainsi les meilleures soin possibles à nos patients. En replaçant le patient au centre de sa prise en charge, nous sommes en mesure de prendre en compte les données disponibles de la littératures, ses objectifs, son contexte de vie et notre expérience de thérapeute.
Les excès :
Ceux qui posent l’étiquette « ostéopathe EBM » sont parfois dans une opposition franche avec tout ce qui n’est pas « prouvé » et voudraient n’utiliser que ce qui est démontré. Or, ce n’est pas le message de l’EBM.
Utiliser les données disponible, oui, n’utiliser que ces données, certainement pas.
Les nuances :
Ce modèle arrive dans la profession après de nombreuses années de pratiques basées principalement sur l’expérience du thérapeute. Nous avons cependant tous des biais d’interprétations, et notre expérience seule est souvent insuffisante pour prendre en charge des personnes si elle n’est pas enrichie. Nous sommes censés apprendre, questionner, et découvrir continuellement de nouvelles choses. Le modèle EBM est censé être un outil permettant d’évoluer. L’incorporer dans les modèles pré existant pour mieux les comprendre et tirer au clair ce qui est plus ou moins probable est une richesse.
Utilisons les données probantes comme un support, pas comme une nouvelle « tradition ostéopathique » ou comme un énième courant de pensée.
L’ostéopathie somato-émotionnelle :
Le modèle :
Cette approche fait le lien entre les plaintes physiques et les émotions. Il n’y a pas de modèle à proprement parler, hormis la théorie selon laquelle des manifestations physiques peuvent être la conséquence de manifestations psychiques ou émotionnelles et réciproquement.
Les excès :
Certaines personnes ont établi une cartographie montrant des liens de causalité directe entre zone physique et émotion. Par exemple certaines représentations liant les étages vertébraux ou les organes avec une émotion spécifique.
Il n’existe pas à ma connaissance de production scientifique mettant en évidence des liens aussi précis.
De plus les émotions peuvent se manifester différemment en fonction des personnes. Le stress est classiquement décrit comme « la boule au ventre », mais chez certains cela peut être une tension dans la gorge, dans le thorax, une douleur dans le dos…
Certains thérapeutes imposent leurs interprétations aux patients, ne laissant ainsi plus à ces derniers la possibilité d’élaborer par eux-mêmes, augmentant ainsi le risque d’interprétation sauvage et d’emprise.
Accompagner le patient, oui, affirmer l’origine d’un problème certainement pas.
Les nuances :
La corrélation psycho-émotionnelle avec les douleurs est largement démontrée. Le modèle Bio-psycho-social en est la traduction dans la médecine conventionnelle. C’est le lien de causalité directe et univoque qui n’est pas adapté.
En revanche, inviter le patient à exprimer ses ressentis en lui laissant le contrôle concernant l’analyse et l’interprétation de ce qu’il perçoit me semble bien plus judicieux.
La prise en charge somato-émotionnelle peut donc se réaliser de diverses manières, et toutes ne sont pas à mettre de côté. Il faut savoir faire la part des choses entre différents spectres possibles d’une prise en charge pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
L’ostéopathie Biodynamique :
Le modèle :
L’inspiration amérindienne de Still lors de la fondation de l’ostéopathie se retrouve dans ce modèle. Une philosophie du vivant, l’importance de remettre la personne dans son environnement, et la vision selon laquelle le corps a la capacité intrinsèque de se réguler.
Ces notions font partie de l’ostéopathie ainsi que des médecines traditionnelles.
Le mot « biodynamique » est simplement venu se poser sur quelque chose qui existait déjà.
Quant à l’origine du mot, elle est généralement attribuée à Rudolf Steiner. Bien qu’une exploration des nuances de son modèle soit pertinente, elle dépasse le cadre de cet article. Je vous encourage à entreprendre cette analyse pour noter les excès et les nuances pour enrichir votre compréhension.
Cette approche ramène le patient au premier plan dans le soin. Le thérapeute n’applique pas de « force extérieure » en vue de corriger quelque chose, il sert simplement de point d’appui, neutre et sans attente, et utilise sa palpation fine pour aider le patient à s’orienter lui-même vers son potentiel de guérison.
Autrement dit, c’est l’art de toucher la santé à travers la lésion. Et on voit bien ici une connotation philosophique dans la prise en charge, ce n’est plus un thérapeute qui agit sur un symptôme mais deux êtres humains qui oeuvrent ensemble.
Les excès :
Certains enseignent ce modèle de manière dogmatique, et être considéré comme compétent serait tellement difficile, qu’il serait uniquement réservé à une poignée de praticien triés sur le volet. Ces enseignements peuvent même parfois être présenter en opposition franche avec la science.
Rester ouvert à de nouvelles perspectives, oui, former un cercle fermé, élitiste, et hostile à l’analyse scientifique, certainement pas.
Les nuances :
Plusieurs points peuvent être questionnés :
– L’impact de l’attention : Poser seulement ses mains a un impact bénéfique. Mais est-ce qu’un certain état d’être (comme le neutre) du praticien pourrait augmenter l’impact de ce toucher ?
– La validité de la palpation : le thérapeute est-il vraiment en mesure de percevoir des informations chez le patient à travers ses mains ? Ou est-ce simplement une illusion?
– « La santé dans la lésion »/ le MRP : Qu’est-ce que ce mouvement de santé et avons-nous un moyen de l’objectiver ? Si non, est-il pertinent de le garder dans le modèle ?
L’attention :
Nous savons que l’attention du praticien lors du toucher impacte l’activité cérébrale du patient. Une attention prolongée sur la zone touchée montre une différence d’activité significative au-delà de 15 minutes. (4)
Cette notion de neutralité, d’être sans attente et focalisé sur le moment présent, trouve ainsi un sens.
- Comment l’attention du thérapeute peut-elle influencer le patient à travers son toucher sans que ce dernier sache si oui ou non l’ostéopathe est focalisé sur son toucher ?
- L’impact est-il différent en fonction des états internes ou seule l’attention a-t-elle une influence ?
- Qu’offre cette modification d’activité cérébrale comme intérêt thérapeutique ?
- Se focaliser sur ce mouvement de santé perçu en posant son attention dessus permettrait-il un changement encore plus significatif ?
Ici l’intéroception offre deja de bonnes pistes. Mais est-ce la seule ?
Ouvrons les questions plutôt que de les fermer.
La palpation :
La palpation mériterait un article à elle seule tant son analyse est complexe, malgré ce qui se dit très souvent. Je vous invite à consulter le billet de blog posté sur ostéopathes.pro auquel j’ai eu le plaisir de contribuer. Nous abordons le sujet en surface mais cela offre tout de même quelques perspectives.
Le MRP :
Il me semble que c’est la connotation spirituelle et l’aspect non concret du MRP qui dérange le plus.
À ma connaissance Il n’y a pas à ce jour de données suffisamment probantes permettant de construire un modèle expliquant ce concept là. Au contraire, les études ayant essayés de retrouver une similitude entre les rythmes perçus sur un même patient n’étaient pas concluantes.
Si ce mouvement est véritablement issu de mécanismes physiques (cf les 5 composants), pourquoi échappe-t-il alors à la mesure objective ?
Peut-être est-il dû à la complexité des processus qui intègrent des dimensions à la fois physiques, non physiques, objectifs et subjectifs de chaque être humain. Echappant ainsi aux instruments de mesure traditionnels.
De plus, le rapport au MRP est changeant, il est décrit avec des termes comme « souffle de vie » ou « marée » qui n’ont plus ce sens matérielle et mesurable que l’on a pu lui attribuer. Il serait donc intéressant de s’intéresser à établir une définition consensuelle.
Selon le critère de falsifiabilité de Karl Popper, une proposition doit être testable et réfutable pour être considérée scientifiquement valide. Le MRP, dans son état actuel, ne remplit pas cette condition : il ne possède pas de définition consensuelle claire et n’est ni facilement mesurable ni réfutable.
Ce qui suggère qu’il pourrait être mieux appréhendé comme un concept philosophique plutôt qu’une entité scientifique.
C’est comme si on avait tenté de rendre matérielle ce qui ne l’était pas, puis que l’on avait échoué à le mesurer matériellement, et que l’on avait alors décrété qu’il n’existait pas.
Redonnons-lui la valeur qui lui est due : une vision philosophique de la santé et de l’humain. Intégrer cette perspective dans notre modèle, en la juxtaposant à des données plus robustes telles que l’importance du toucher et de l’attention, semble tout à fait pertinent.
Les principes de toucher, d’auto-régulation du patient, et de contextualisation de sa vie quotidienne, soutiennent l’idée de l’ostéopathe comme accompagnateur plutôt que comme directeur. Cet aspect philosophique, lorsqu’il est clairement présenté comme tel, enrichit notre approche sans la compromettre. Peut-être qu’un jour il deviendra falsifiable au sens de Popper, ou peut-être restera t-il un concept philosophique.
Conclusion :
Les diverses méthodes en ostéopathie pourraient simplement représenter des façons variées de communiquer et d’interagir avec les patients, sans constituer fondamentalement des branches distinctes de la profession.
Dans le milieu professionnel, il semble que chacun ressente le besoin de se démarquer en adoptant un mouvement spécifique pour créer sa particularité et/ou se distinguer des autres courants.
Il serait plus avantageux de pratiquer l’ostéopathie en utilisant tous les outils disponibles, sans préjugés, ce qui permettrait d’intégrer efficacement la diversité des pratiques et d’enrichir nos approches de soin.
Chacun perçoit et interprète subjectivement chacune de ces approches, se focalisant souvent sur le modèle et ses excès, sans chercher à en explorer les nuances.
Nombre d’ostéopathes abordent les aspects émotionnels de leurs patients sans pour autant se qualifier d’ostéopathes somato-émotionnels et d’autres utilisent instinctivement les dernières découvertes scientifiques sans se revendiquer de l’ostéopathie basée sur les preuves (EBM). La difficulté semble résider dans la manière de présenter ces différents modèles, dans notre communication.
Cette réflexion suggère que l’ostéopathie pourrait bénéficier d’une attitude moins dogmatique et plus ouverte, explorant diverses manières d’aborder les soins aux patients sans pour autant renier l’importance des preuves et des traditions : trouver un équilibre entre l’expérience et la connaissance.
En somme, je souhaite souligner la nécessité de reconnaître dans le soin la complexité humaine, en évitant toute forme de réductionnisme. Cela exige une remise en question constante, un engagement profond dans l’étude et un débat ouvert pour enrichir continuellement notre compréhension et notre approche de la santé et du bien-être : c’est, en quelque sorte, le message de l’EBM.
Le problème ne vient pas des modèles, mais il vient de la façon dont on les utilise.
Références :
1 Harth S, Obert M, Ramsthaler F, Reuss C, Traupe H, Verhoff MA. Ossification degrees of cranial sutures determined with flat-panel computed tomography: narrowing the age estimate with extrema. J Forensic Sci. 2010 May;55(3):690-4. doi: 10.1111/j.1556-4029.2010.01342.x. Epub 2010 Mar 15. PMID: 20345795.
2 Obert M, Schulte-Geers C, Schilling RL, Harth S, Kläver M, Traupe H, Ramsthaler F, Verhoff MA. High-resolution flat-panel volumetric CT images show no correlation between human age and sagittal suture obliteration—Independent of sex. Forensic Sci Int. 2010;200:e1-e12.
3 Barsotti, N., Casini, A., Chiera, M., Lunghi, C., & Fornari, M. (2023). Neurophysiology, Neuro-Immune Interactions, and Mechanobiology in Osteopathy in the Cranial Field: An Evidence-Informed Perspective for a Scientific Rationale. Healthcare, 11(23), 3058. [DOI: 10.3390/healthcare11233058]
4 Cerritelli F, Chiacchiaretta P, Gambi F, Ferretti A. Effect of Continuous Touch on Brain Functional Connectivity Is Modified by the Operator’s Tactile Attention. Front Hum Neurosci. 2017 Jul 20;11:368